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Directive européenne 2022 sur le devoir de vigilance des entreprises : quelle incidence en matière de risques ?

Adoptée le 28 novembre 2022, la directive place les entreprises européennes en chef  de file des problématiques RSE. Une responsabilité supplémentaire mais qui peut  également leur permettre de se différencier par leur exemplarité. 

D’abord conscrit à la « soft law», le devoir de vigilance est entré dans la loi en France  en 2017 et entre aujourd’hui dans les textes européens. TotalEnergies, Suez, Lafarge le  savent bien : le tribunal qui juge les entreprises est d’abord médiatique. Dans ce  procès, pas d’avocat ni de juge. La présomption d’innocence est rarement de rigueur.  Accusations vraies ou fausses, il est toujours difficile de reblanchir son image une fois  que celle-ci a été traînée dans la boue. Depuis décembre 2022, la législation  européenne a évolué et permet d’amener le procès médiatique sur le terrain judiciaire.  Avec un accueil positif quasi unanime lors de sa présentation au Parlement européen,  la nouvelle directive européenne relative au devoir de vigilance des entreprises entre  en vigueur. Elle s’applique aux entreprises européennes et étrangères qui opèrent en  Europe. La loi vient avec une portée extraterritoriale : elle s’applique non seulement  aux entreprises européennes mais aussi à ses fournisseurs, et autant que faire se peut,  aux fournisseurs de ses fournisseurs. Objectif de la loi ? Prendre en compte l’ensemble  de la chaîne de valeur et permettre une homogénéisation des bonnes pratiques.  

Un durcissement de la loi française 

Concrètement, les entreprises devront identifier, traiter et rendre compte des risques  environnementaux et sociaux que présentent leur modèle économique et leurs  activités. Cela permettra d’établir des règles égales en matière de concurrence, au  moins au niveau européen, et d’offrir une plus grande transparence vis-à-vis des  consommateurs. Si la loi française était déjà solide en la matière, la directive  européenne va plus loin et est plus contraignante. Non seulement le nombre  d’entreprises concernées est plus élevé, mais il s’applique à l’ensemble des relations  de l’entreprise et pas uniquement aux filiales et aux sous-traitants. Dans le viseur de la  directive, trois secteurs : l’industrie textile, l’industrie extractive et l’agriculture. Le  choix n’est pas anodin. Les entreprises du secteur extractif et textile sont  régulièrement mises en cause par les ONG et se retrouvent tout aussi régulièrement  en gros titres des journaux. La directive pourrait alors toucher 13 000 entreprises  européennes et 4 000 entreprises étrangères. Si les PME ne rentrent pas dans le cadre  de la loi au sens strict, elles seront tout de même affectées en tant que partenaires des  entreprises concernées. 

Des coûts, des risques et une opportunité  

Concrètement, les mesures à prendre sont inéluctablement synonymes de coûts  directs pour l’entreprise, dans le cadre de la création de services dédiés ou de  formation. Le nonrespect de ces nouvelles règles s’accompagnera d’amendes infligées  par les autorités administratives nationales désignées par les États membres. Leurs  modalités restent encore à déterminer. Cependant, en se calquant sur la législation  française, on peut s’attendre à un montant pouvant aller jusqu’à 30 % du chiffre  d’affaires annuel de l’entreprise, selon la gravité. De plus, si la directive va permettre  une harmonisation de la législation au niveau européen et un lissage en matière de  concurrence au sein du marché unique, c’est l’ensemble des entreprises européennes  qui sera soumis à des distorsions de marché en matière de concurrence, sur les  marchés asiatiques et africains notamment. En effet, les entreprises étrangères,  turques et indiennes, pour ne citer qu’elles, ne s’encombrent pas des mêmes  considérations. Au motif du respect de la directive, certains appels d’offres ne seront  plus envisageables pour les vertueuses entreprises européennes.  

L’opportunité de la vertu  

D’un autre côté, devenir irréprochable au sens de cette directive est une opportunité.  En travaillant sur leurs obligations et engagements sociaux, les entreprises  européennes se donnent la possibilité de faire de cette différence un facteur de  préférence. Et c’est déjà le cas dans d’autres domaines. À titre d’exemple, les  engagements de l’Union européenne concernant la protection des données font des  entreprises issues du marché unique des partenaires dignes de confiance. Au sein des  marchés émergents, les entreprises européennes bénéficient alors d’un avantage  concurrentiel notable par rapport à la Chine, les États-Unis, la Russie, l’Inde ou la  Turquie. 

S’engager, oui, baisser la garde, non  

Être vertueux aux yeux de la loi n’est malheureusement pas suffisant. Une entreprise  aujourd’hui « irréprochable », ne l’a peut-être pas toujours été. Il lui faudra gérer son  historique. Changements de gouvernance et évolutions de pratiques n’effacent  malheureusement le passé. C’est justement lorsque le robinet est coupé à ceux qui  profitaient d’un fonctionnement « à l’ancienne » qu’elles peuvent ressurgir. De plus,  certaines entreprises étrangères n’hésiteront pas à utiliser la loi afin de fragiliser les  positions de leurs concurrents européens. Les combines, qui allient lanceur d’alerte  pas si impartial, très bien payé, et ONG, bras armé d’un gouvernement, étaient déjà  monnaie courante, et le resteront. En d’autres termes, l’ombre de la crise plane  toujours. Il est important pour les entreprises de comprendre leur environnement et  les risques liés, pas seulement financier, mais sociaux, culturels et économiques. Sur  les sujets les plus sensibles, il faut que les entreprises adoptent une position franche, aient la capacité de l’expliquer et de présenter les mesures prises pour faire face à ces  sujets.

Cinq grandes obligations  

  • Recenser les incidences potentielles négatives de leur activité puis mettre en place  les mesures nécessaires pour atténuer ces mêmes incidences  
  • Publier annuellement un rapport public faisant état en toute transparence du  respect des obligations de vigilance des entreprises  
  • Mettre en place une procédure d’alerte accessible par l’ensemble de la chaîne  d’approvisionnement  
  • Indiquer leurs engagements de réduction des émissions de CO2, pour les  entreprises au chiffre d’affaires supérieur à 150 millions d’euros  
  • Délai d’exécution : 27 novembre 2025, soit trois ans après l’entrée en vigueur de  la directive.

Points d’attention 

  • Qui pourra saisir les tribunaux ? La directive européenne ne le précise pas, il faudra  attendre la transposition en droit national pour savoir si une victime, une  organisation de la société civile, un syndicat ou une autre personne morale pourra  introduire un recours au nom de la victime  
  • Investiguer sa chaîne de valeur, surtout si elle est très diluée. Le fait générateur  incriminant peut souvent venir d’un fournisseur de rang trois ou deux

Retour sur le Colloque du Club des Directeurs de la Sécurité en Entreprise (CDSE)

Le 15 décembre dernier, s’est tenu le colloque du Club des Directeurs de la Sécurité en Entreprise (CDSE) présidé par Stéphane Volant sur le thème « L’Entreprise à l’ère de la multi- crise ». Si les entreprises étaient largement représentées, notamment par les membres des directions sécurité-sûreté, les acteurs publics étaient également très présents, montrant ainsi l’importance du partenariat public-privé pour permettre à chaque organisation de faire face et de résister en cas de crise.

Si la définition de la crise peut différer d’un acteur à un autre, c’est principalement le cas compte tenu des périmètres, rôles et responsabilités de chacun. Mais les enjeux in fine sont toujours les mêmes : affronter au mieux la tempête, tenir bon, limiter les avaries et protéger les personnes.

Nous retenons notamment des interventions et tables rondes de ce colloque les points suivants.

En cas de crise majeure, une entreprise doit faire montre d’empathie, d’humanité, de responsabilité – ce que nos voisins anglo-saxons nomment accountability- tout en gardant à l’esprit qu’elle ne doit pas s’exposer inutilement juridiquement et médiatiquement. Ainsi, comme l’a rappelé Guillaume Pépy, ancien dirigeant de la SNCF, à propos du terrible accident de Brétigny-sur-Orge, dès lors qu’on dénombre des victimes, qu’il s’agisse de blessures physiques, morales et même financières, l’entreprise doit être présente, représentée et incarnée. La prise de parole de l’entreprise doit être préparée avec les équipes de communication et les juristes, bien sûr, mais elle doit être sincère. Cela se prépare, se travaille, on peut s’exercer grâce à des media-training de crise.

Un autre point a particulièrement retenu notre attention : les risques géopolitiques et sécuritaires demeurent hélas une réalité pour les entreprises, et pas uniquement en dehors des frontières françaises. Mais une attention plus spécifique encore devrait être portée aux risques socio-économiques. La crise énergétique, les prix des matières premières, en plus des autres conflits et tensions mettent déjà bon nombre d’entreprises en grande difficulté. Les conséquences risquent d’être nombreuses : dépôts de bilans, rachats opportunistes, plans sociaux…L’Humain doit être encore plus particulièrement pris en compte et les entreprises doivent se préparer à faire face à des conflits sociaux, des risques psycho-sociaux plus importants, des manifestations potentiellement violentes. Les organisations doivent pouvoir continuer à travailler malgré des équipes parfois en sous effectifs, des difficultés à recruter du personnel qualifié etc. Cela accroît le risque d’accident et de crise, et donc augmente les impacts potentiels pour les entreprises.

Ces dernières années ont vu la menace cyber augmenter : ce sujet est devenu médiatiquement intéressant, mettant en lumière le travail fait par les autorités et les entreprises, mais pouvant également donner des envies plus importantes aux attaquants. Les motivations de ces attaques sont nombreuses et variées : idéologiques, purement crapuleuses, à des fins d’instrumentalisation dans un contexte de guerre économique. Comme l’a rappelé Guillaume Poupard, ancien directeur général de l’ANSSI, en plus de la menace cyber, l’extraterritorialité de certaines lois viennent fragiliser encore plus les entreprises et nos « ennemis » ne sont pas uniquement ceux auxquels on pense… Face à ces menaces, il est urgent que les entreprises, et plus notamment les Comités Exécutifs et Comités de Direction, prennent pleinement conscience des enjeux et mettent en place tous les outils nécessaires. Une adresse email « deontologie@entreprise.fr » ne suffit pas, même si c’est un bon début.

Si vis pacem para bellum : il est urgent que les acteurs économiques, groupes du CAC 40 comme TPE-TPI, se préparent et s’entraînent régulièrement à gérer des situations complexes, difficiles, pouvant mettre en péril leur modèle économique, le cœur de leurs activités, leur réputation. S’il faut en priorité identifier et gérer les risques inhérents aux métiers de l’entreprise, les risques moins évidents, moins palpables ne doivent pas être minimisés. La pandémie de COVID-19 l’a montré : les entreprises ne peuvent pas ignorer un risque au prétexte que sa probabilité d’occurrence est faible.

Le rôle de l’historien dans la cellule de crise :

Souvent méconnu, l’historien a un rôle essentiel au sein de la cellule de crise. Il tient le livre de bord, parfois aussi appelé main courante, répertoriant la chronologie des événements, les décisions prises et les tâches associées et affectées à une personne, leur priorisation et leur degré de complétion. Ce document est central en situation de crise : il permet une bonne circulation de l’information, la vérification des éléments entrants (sources et double vérification de l’information), une gestion de projet efficace. Le livre de bord est donc essentiel à la prise de décision rapide et efficace.

Le livre de bord et/ou la main courante sont également des éléments de preuve. En cas de mise en cause de l’entreprise, le juge d’instruction demandera à avoir accès entre autres à ces éléments. Il est donc essentiel de noter les différents points avec discipline et rigueur. A échéance régulière, la fonction juridique doit s’assurer de la bonne tenue de la main courante.

Avec le coordinateur, l’historien aide à la gestion des points fixes. En attirant notamment l’attention du coordinateur sur les « points faibles » qui demeurent, les actions qui n’ont pas encore été menées à bien, les délais de réalisations des documents de travail.

Enfin, après la crise, le livre de bord va permettre de préparer un retour d’expérience, permettant d’identifier les points à améliorer quant à la remontée de l’information et sa prise en compte.

Alors, en cas de crise, n’oubliez pas d’aller de prendre des notes et de tenir informé autant que nécessaire l’historien !

Loïc Monguillon, Corporate Emergency Response General Manager / Risk management chez Air France

EH&A : Quels sont les critères pour ouvrir une cellule de crise dans l’aéronautique ? Quels sont les outils, les moyens à votre disposition pour faire face à ces crises ?

Loïc Monguillon : La crise, ce sont tous les évènements qui ont eu, ou qui pourraient, dans leurs évolutions immédiates, avoir des impacts sur : d’abord la vie humaine (tout événement générant des blessés ou des décès parmi les clients ou les salariés, comme par exemple un accident aéronautique ou un acte terroriste, sur un avion ou dans un aéroport, doit immédiatement être perçu comme une crise majeure), mais on va également trouver comme critère de définition d’une crise dans l’aéronautique tout ce qui peut toucher aux moyens de production (c’est-à-dire ce qui peut empêcher les vols de se faire sereinement et en toute sécurité). De plus et de manière plus transverse, les enjeux réputationnels sont aussi facteurs de crise.

Chez Air France, on retrouve une cellule de crise centrale, c’est-à-dire corporate, qui s’active quel que soit l’évènement, qu’il soit à Paris ou ailleurs dans le monde. Il y a également des organisations de pilotage locales dans les aéroports impactés. Les profils au sein de la cellule de crise sont très variés, le but étant justement d’avoir un panel d’acteurs issus d’expertises différentes afin de mutualiser au mieux l’expérience de chacun. La réglementation et le droit aérien nous imposent des outils, notamment pour l’information aux familles et la coordination avec les autorités d’investigation. Une autre particularité de l’aérien aussi, c’est l’obligation d’assistance émotionnelle aux victimes ou à leurs proches. Cela signifie que l’on doit mettre à disposition des moyens humains pour accompagner ces personnes dans des moments difficiles. Cela implique de la préparation, de la documentation, de la formation et de l’entraînement. La coopération, les partenariats, que ce soit en interne ou en externe avec des autorités, des représentants des différents pays, sont au cœur de la gestion de crise dans ce secteur.

EH&A : L’anticipation de la crise est un critère important, comment anticipez-vous dans un contexte de crise évolutive ?

L. Monguillon : Selon moi, l’anticipation intervient à deux niveaux : avant que la crise ne se déclare et une fois que celle-ci est déclenchée. Tout d’abord, il convient d’essayer d’anticiper la crise avant que celle-ci ne se déclare. Pour ce faire, nous réalisons des analyses trimestrielles de crise, afin de prévoir ce qui pourrait impacter nos performances opérationnelles dans les trois prochains mois. Concrètement, on s’attend à voir dans les prochaines semaines des journées d’exploitation difficiles en raison des mouvements sociaux contre la réforme des retraites ou de phénomènes météo particuliers. Nous avons également une veille géopolitique : on nous fait remonter en interne les évènements qui pourraient remettre en question nos vols vers certaines régions du monde. Nous avons abordé les partenariats dans le secteur : les activations d’une cellule de crise restant heureusement relativement rares, nous avons du temps pour nous préparer et partager nos expériences avec d’autres organisations. Aussi, dès qu’une autre compagnie fait face à une crise, en particulier si nous n’avons pas traversé de crise similaire, nous allons analyser avec attention, les causes, les raisons, les actions mises en œuvre : on part du principe que ce qui est arrivé chez quelqu’un qui nous ressemble, peut aussi nous arriver. Malheureusement, la plupart des crises auxquelles nous avons dû faire face présentaient peu ou pas de signaux forts ou de signaux faibles.

Néanmoins la notion d’anticipation a également tout son sens une fois que la crise est déjà en cours (une grande partie de nos crises était des crises évolutives). A l’instar, d’une cyberattaque, d’une pandémie comme celle qu’on a vécu, d’un volcan islandais qui paralyse le ciel pendant un temps indéterminé, d’un acte terroriste, ce sont des crises évolutives avec des cinétiques différentes : pour un acte terroriste, cela sera une question d’heure ; pour une cyber attaque, une question de jours (voire plus probablement de semaines) ; une crise sanitaire peut durer plusieurs mois. Nous avons donc mis en place une cellule anticipation au sein de la salle de crise. C’est un groupe de 3-4 personnes à qui on va confier la mission d’envisager les scénarii d’évolution possibles de la crise en cours, et d’en préparer alors proactivement des éléments de riposte qu’il faudra déployer s’ils se concrétisent. C’est une fonction dont on s’est inspiré chez des partenaires comme EDF ou l’Armée, et qui nous permet d’avoir un coup d’avance.

Une fois une crise déclenchée, on n’hésite pas à contacter à nos partenaires de confiance, « l’appel à un ami ». Il y a des réseaux structurés comme le CDSE, et dans l’aérien, Air France fait partie de l’alliance Skyteam, qui rassemble 19 compagnies aériennes du monde entier. Par exemple, quand la crise Covid a commencé, nous avions la chance d’avoir des compagnies partenaires en Asie comme Vietnam Airline, China Eastern, China Southern, Garuda Indonesia, qui avaient dû s’organiser face à la crise avant nous. Leur retour d’expérience nous a été particulièrement utile, et nous avons pu à notre tour partager les nôtres avec nos partenaires sur le continent américain, où la pandémie est ensuite arrivée quelques semaines plus tard. Il est essentiel d’établir des partenariats en période de paix.

EH&A : Quelle est la place pour le facteur humain dans la gestion de crise ? Comment gérezvous ce facteur ?

L. Monguillon : La notion de facteur humain en gestion de crise est souvent sous-estimée. L’organisation de crise a souvent une approche très opérationnelle. Les outils de résolution de crise sont conçus par des humains et utilisés par des humains. Ils sont aussi appliqués dans l’urgence, c’est-à-dire dans le stress, parfois le chaos. La notion de facteur humain est ici primordiale et doit être intégrée dans les formations. Pour intégrer des méthodologies de gestion du facteur humain en situation de crise, nous nous sommes tout d’abord inspirés de ce qu’il se passe dans un cockpit. Les pilotes doivent faire face à des situations extraordinaires, au premier sens du terme. Un cockpit est donc une mini salle de crise et nos pilotes ont des compétences en termes de conscience de la situation, de prise de décisions etc…, que l’on peut retranscrire dans une salle de crise. On s’inspire donc de leurs expériences, notamment pour limiter certains biais cognitifs tel que le déni, la stupéfaction, … Typiquement, cela est un grand piège d’une salle de crise. Il faut se préparer à chaque éventualité.

EH&A : Le facteur humain est aussi au cœur de l’obligation d’assistance émotionnelle au sein d’Air France, pouvez-vous nous expliquer sa mise en place ?

L. Monguillon : Tout d’abord, c’est une obligation réglementaire du droit aérien international. Lorsqu’il y a un évènement qui fait des victimes, la compagnie aérienne doit apporter une assistance émotionnelle. Nous n’assistons pas seulement les familles des voyageurs décédés, mais aussi celles des blessés auprès de qui on doit continuer à assurer notre présence. Nous allons maintenir notre présence auprès des victimes dans les années qui suivent. De même pour les familles, certaines sont très fortement touchées, soit parce qu’elles ont appris la perte d’un proche, soit parce qu’elles ont cru un moment perdre leur proche. Deux organisations sont alors possibles selon les compagnies pour réaliser cette assistance : une grande partie ont choisi de le faire en interne. Au sein d’Air France, nous avons fait le choix de proposer à tout salarié de devenir volontaire pour venir porter assistance en cas de crise. Nous leur demandons par exemple les langues qu’ils pratiquent. Le jour où nous aurons besoin d’eux, nous serons dans l’urgence. Il nous faut un outil très structuré pour pouvoir contacter parmi nos 3 000 Volontaires ceux qui sont disponibles et les plus aptes à la mission qui leur sera proposée. La formation est nécessaire dans leur mission d’accompagnement des familles dans des phases de deuil, de traumatisme, de stress. Nous les formons aussi pour se protéger émotionnellement de ce qu’ils vont vivre. Nous avons une responsabilité en tant qu’employeur, nous demandons des choses à des personnes dont ce n’est pas le métier, ils sont volontaires, et subitement ils accompagnent en binôme une famille ou une victime qui a vécu quelque chose de dramatique.

EH&A : Air France a un partenariat avec Delta Airline et KLM, comment cette mutualisation des moyens vous permet d’apporter une réponse plus efficace face à la crise ?

L. Monguillon : Air France et KLM se sont associé dans les années 2003/2004 et Delta les a rejoints peu après dans un projet de mutualisation des plans de réponse en aéroport. Cela fait ainsi une vingtaine d’années que ce principe d’aide mutuelle a été mis en place, et que nous révisons nos procédures ensembles régulièrement.

Je vais donner un exemple virtuel. Prenons l’aéroport JFK de New-York, où les trois compagnies sont présentes. Il y a quelques vols air France et KLM (avec une équipe locale relativement réduite), et beaucoup de vols Delta Airlines (avec des équipes très larges). S’il y a un incident, concernant par exemple KLM au départ ou à l’arrivée de JFK, les équipes de KLM vont être très impactées, très sollicitées opérationnellement et émotionnellement. Elles auront pleins de choses à faire, apporter une assistance aux victimes, elles devront coopérer dans l’urgence avec les autorités, il y aura une très forte pression médiatique etc… Mais les actions qu’elles devront mettre en œuvre sont ni plus ni moins celles que les autres compagnies auraient eu à réaliser si l’accident était arrivé sur un de leur vol. Or, l’équipe de KLM est relativement limitée en nombre à JFK, ils auraient énormément de chose à faire alors que les équipes d’Air France et Delta à côté regarderaient ça de façon impuissante. Une mutualisation des forces est néanmoins envisageable. Il y a quelques années déjà Air France, Delta et KLM ont constaté que nous avions, dans chacun de nos aéroports, des organisations qui se superposaient quasiment parfaitement. Les trois compagnies ont convenu d’un plan local unique dans tous les aéroports où elles opèrent, dans un effort commun et conjoint. Audelà de ce plan, si l’une des compagnies est impactée par un événement majeur, les deux autres viennent en aide.

Le deuxième exemple, que j’aimerais vous partager, est un cas réel : l’attentat à l’aéroport de Bruxelles en 2016. Une des deux bombes a explosé dans la zone d’enregistrement de Delta, qui à ce moment enregistrait deux vols. Malgré la gravité de cet événement, il n’y a pas eu d’impact pour Air France. Immédiatement, s’est posée la question d’activer ou non une cellule de crise en prenant en compte les trois critères d’activation de celle-ci : l’atteinte à la vie humaine, l’atteinte aux moyens de production et l’atteinte à la réputation. Du point de vue d’Air France, la crise en cours ne répondait pas à ces critères. C’était dramatique et horrible, émotionnellement percutant, mais ce n’était pas une crise aux yeux d’Air France. De même pour KLM. Cependant, pour Delta, avec une bombe qui explose dans la zone d’enregistrement, ils ont dû activer leur organisation de réponse à la crise. Ils ont décidé de projeter une partie de leurs équipes vers Bruxelles pour continuer les missions. Il a fallu une journée entière aux équipes de Delta pour arriver à Bruxelles, ce qui reste un exploit dans une situation comme celle-ci. Nous autres, collègues d’Air France et KLM étions à quelques heures à peine en voiture. Aussi, par une triste coïncidence que Bruxelles est à la fois une ville flamande et wallonne donc les deux langues (français et néerlandais) qui étaient nécessaires pour faire une coordination locale. Ainsi, plusieurs personnes d’Air France et de KLM sont arrivées immédiatement. 2h30 après l’évènement, nous avions une armée constituée de personnels d’Air France et de KLM qui était sur place. Dans cette situation, l’union a vraiment fait la force.

EH&A : Est-ce que ce partenariat prend en compte l’assistance émotionnelle dont nous avons discuté ?

L. Monguillon : Bien sûr. C’est aussi un accord que nous avons entre Air France, Delta et KLM parce que cela fait plusieurs années que nous travaillons ensemble et que nous connaissons nos process. Cela s’applique aussi par convention avec les compagnies de l’alliance Skyteam constituée de dix-neuf compagnies. Nous avons un protocole d’engagement à l’assistance mutuelle en fonction de nos ressources disponibles. Cela permet aussi de faire la traduction ou l’interface avec les autorités d’investigation. L’assistance culturelle et linguistique est essentielle pour la traduction, l’accompagnement culturel, puisque le deuil s’exprime de façon différente selon les pays, pour les processus funéraires. Donc, oui, le partenariat sert beaucoup pour l’assistance humaine.

EH&A : Pour finir sur l’utilisation de l’intelligence artificielle dans la gestion de crise, est-ce quelque chose qu’Air France a envisagé de mettre en place ?

L. Monguillon : L’IA intervient-elle dans la gestion de crise chez Air France ? Très peu. Il y a eu une digitalisation des outils, mais en même temps nous souhaitons volontairement rester très simples dans notre digitalisation, ne pas tomber dans la « gadgétisation ».  Je serais ravi d’avoir un recueil de crises, qui constituerait une forme de base de données qui permettrait une aide à la décision regroupant d’anciennes situations ou expériences de tous secteurs. Une autre application d’IA qu’Air France n’a pas aujourd’hui, et qui pourrait être utile, serait l’identification immédiate des impacts d’une décision sur le plan juridique, assurantiel ou financier que nous pouvons prendre à chaud. Malgré les expertises que nous avons en salle de crise, nous n’avons pas forcément tous les tenants et aboutissants. Il y a eu des cas à chaud où nous avons pris une décision et nous sommes rendu compte à froid qu’elle avait des impacts juridiques, financiers ou assurantiels que nous avions sous-estimés ou négligés.

EH&A : Et pensez-vous que l’IA pourra complètement remplacer une cellule de crise ou estce que justement le facteur humain reste trop important pour que ce soit un algorithme qui le gère ?

L. Monguillon : J’ai du mal à envisager qu’un ordinateur puisse prendre la gestion complète d’une crise car je n’ai que des crises gérées par une intelligence humaine collective comme recul. J’ai à titre personnel une barrière psychologique pour l’envisager, mais si j’essaye de la franchir, je réalise que cela pourrait être envisageable. Je pense que l’IA est plus là pour gérer des continuités d’activité, pour coordonner des plans de continuité d’activités. On est dans la presque crise ou dans l’anticipation de la réponse à la crise. Mais cela serait peut-être dangereux de se dire que nous disposons d’une IA suffisamment développée pour gérer 100% des crises car l’un des principes d’une crise c’est d’accepter d’être surpris. Une IA se base sur des données et des expériences passées, il lui sera difficile d’anticiper ou de gérer une crise qui n’a jamais été pensée ou vécue. Un outil digital, quel qu’il soit, nécessite de penser à sa défectuosité : il peut tomber en panne, être hacké, mal configuré.

BIO :

IntLoïc Monguillon, Corporate Emergency Response General Manager / Risk management chez Air France

Loïc Monguillon débute sa carrière en tant qu’ingénieur pour différentes sociétés avant d’arriver chez Air France en 2000 en tant que responsable du suivi de l’exploitation. Après un an à Amsterdam chez KLM suite à la fusion avec Air France, il est chargé des projets communs entre les deux compagnies aériennes. De retour chez Air France, il devient manager des opérations. Depuis 8 ans, Loïc Monguillon est Directeur Général de l’intervention d’urgence. Il participe à la gestion des crises impliquant Air France ou ses différents partenaires. De la conception de plans d’actions locaux ou des centres de contrôle d’urgence de l’entreprise, il forme et gère ses équipes en amont, pendant et en aval des crises.

En octobre 2022, Loïc Monguillon co-signe avec Raphael de Vittoris Par delà la résilience et l’antifragilité : l’entreprise au XXIe siècle, qui propose des clés pour redessiner les organisations de façon innovante dans un monde volatil, incertain, complexe et ambigü.

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